I. L’ÉTAT ET LA SOCIÉTÉ.

1. LES CLASSES SOCIALES ET LES FONCTIONS.

L’impossibilité dans laquelle on se trouve de donner une définition anthropologique ou ethnologique précise, jointe aux confusions fréquentes faites par les Grecs et les Latins à leur propos, conduit tout naturellement à l’opinion que les Celtes n’ont jamais été, dans leurs États, qu’une minorité aristocratique et guerrière. C’est l’impression que laisse l’épopée irlandaise et on en a parfois tiré la conclusion hâtive que les Celtes dominaient une population soumise. Les conquérants auraient été les Túatha Dé Dánann en Irlande, les équités en Gaule et les vaincus les Fomoire en Irlande et la plebs en Gaule. Il y a, chez des savants de l’envergure de d’Arbois de Jubainville, de Camille Jullian ou de Georges Dottin des pages quelquefois surprenantes sur la répartition sociale des « religions » de la Gaule indépendante. J. Pokorny a même émis l’opinion, au tout début du XXe siècle, que les druides ont été une population de sorciers néolithiques capables de subjuguer par leur magie les envahisseurs indo-européens. On doit passer rapidement et charitablement sur ces errements. Car un tel schéma, trop commode et trop réducteur, n’a jamais été celui de la société celtique. Il ne résiste pas à l’analyse du fait évident que, dans « l’histoire » irlandaise, les conquérants sont les Goidels, sans nul clivage fonctionnel et racial, et non leurs prédécesseurs mythiques réfugiés dans l’Autre Monde. En outre, c’est aussi l’impression que laisseraient beaucoup d’autres épopées si l’on voulait bien les envisager ainsi, telles les épopées indienne du Mahabharata et germanique du Niebelungenlied. On ne retrouve que rarement, dans les types physiques des pays celtiques, l’idéal ou plutôt le cliché courant du Celte grand et fort, à la chevelure blonde et à la peau blanche comme du lait. Peut-être quelques Anciens ont-ils été abusés par l’habitude qu’avaient les Gaulois de se décolorer les cheveux ? La beauté blonde a été l’idéal de l’Irlande tout en n’étant pas la seule : les textes insulaires admirent la perfection physique, féminine ou masculine, sans discrimination de teinte de cheveux. Seuls les Fomoire sont noirs et difformes parce qu’ils ont été assimilés aux démons de l’enfer chrétien. Et encore ne faut-il pas trop généraliser à leur sujet puisque le roi Bres, qui est un Fomoire, est un archétype de l’élégance masculine.

On admet que le type celtique pur a été altéré par des mélanges avec des populations allogènes. Mais une telle hypothèse peut être émise à propos de n’importe quelle population européenne et elle ferait retomber assez facilement dans l’utopie raciale car on ne sait à quelle époque de l’histoire ou de la plus lointaine protohistoire remonte l’altération. Dans l’étude d’une société homogène c’est un problème mineur, voire même inexistant car, s’il y a eu fusion, elle est achevée depuis longtemps à l’époque qui nous intéresse. Aussi loin qu’on remonte dans le temps les Gaëls forment une ethnie dont les mésaventures raciales (origines égyptiennes, hébraïques ou grecques qui remplissent d’innombrables pages du Lebor Gabála Erenn ou « Livre des Conquêtes de l’Irlande ») font partie du seul imaginaire chrétien de l’Irlande, promue au rang de nouvelle Palestine ou de paradis terrestre. C’est tout juste si les successeurs de Patrick n’y ont pas logé Adam et Ève ou, à défaut, toute une escouade de patriarches.

En fait, aucun texte d’aucune sorte ne fait mention de « race » antérieure aux Celtes dans le domaine celtique, ni dans l’antiquité ni au moyen-âge, même après les invasions Scandinaves en Irlande. On ne réfléchira jamais assez au creux, à l’inanité du sens de l’adjectif « préceltique » employé dans un contexte indéterminé. La seule distinction est celle de la dénomination ethnique au niveau de la « province » ou du canton. Les Éduens se sentent ou se veulent différents des Séquanes qui parlent la même langue et ont les mêmes institutions politiques, sociales et religieuses. Par contre ils sont alliés aux Romains, dont tout les sépare. En Irlande, tous les problèmes politiques consistent en querelles entre les « provinces » ou entre les cantons.

Identiquement, il est assez rarement question de « classe » sociale, au sens où les modernes entendent le mot, dans les récits insulaires, parce que ne sont guère évoqués que les deux genres de personnages qui animent les cycles mythologique et épique : les druides et les guerriers. En droit et en fait César confirme : selon lui la plèbe gauloise ne compte pour rien et elle n’ose rien par elle-même (nihil per se audet). Mais, jusqu’à plus ample informé, nous ne connaissons de nom indo-européen de l’« esclave » en aucune langue celtique.

La littérature irlandaise, recoupant la description sommaire que César propose de la Gaule indépendante, souligne la primauté absolue des druides. À cause de leur sacerdoce ils ont de très nombreuses activités ou responsabilités qui influent directement sur la politique et l’administration. Et s’il a existé des spécialisations, théoriques ou pratiques, en Irlande et en Gaule, elles ne changent rien au principe qui veut que la religion commande tout.

Toutefois, s’il n’est que rarement question de « classe » dans les textes mythologiques et épiques irlandais peuplés de dieux et de personnages de haut rang, les distinctions sont nettes et il arrive qu’une phrase ou une remarque souligne crûment le soin que les rois, les princes, les nobles ou les héros guerriers prennent à se tenir à l’écart ou à se démarquer de la « foule » ou des êtres « serviles ». Les rangs sociaux sont même très explicites dans les traités juridiques qui emploient un zèle minutieux à séparer l’homme libre, dont les derniers degrés sont le bó aire et l’oc aire ou « possesseur de bétail », et l’homme non libre, lié à autrui par un contrat de tenure ou de métayage. Mais seule la richesse foncière (le bétail et non la terre) sert à la distinction entre noble et non-noble. Quand, en 1967, nous avons parlé de « bipartition » à propos du schéma sociologique de César en Gaule, c’est parce que ce dernier n’a pas reconnu la part des artisans qu’il a indûment englobés dans la plebs. Mais cela n’est qu’un détail dans l’ensemble de la description. S’il fallait traduire cette plebs césarienne en définition indienne, elle inclurait le vaishya (artisan ou producteur inclus dans la tripartition fonctionnelle) et le paria et le shûdra (hommes de rang inférieur non intégrés au système des castes).

Cela étant, les Celtes connaissent, comme tous les Indo-Européens, des classes sociales définies par des fonctions spécialisées :

 

– sacerdotale (prêtres ou « druides »),

 

– guerrière (noblesse militaire ou flâith),

 

– productrice (artisans).

 

L’erreur de César est celle d’un noble romain habitué à la distinction immédiate des patriciens et des plébéiens et qui n’attachait aucune importance à une classe artisanale qu’il méprisait. Mais si elle assigne à chacun une place précise suivant son rang ou son mérite, l’Irlande ignore – comme devait l’ignorer la Gaule – la définition romaine des artes libérales opposés aux artes serviles. Était honorable et honoré quiconque était détenteur d’un savoir ou d’un savoir-faire, intellectuel ou manuel. Il faisait partie des áes dána ou « gens d’art » et il est prévu le cas où un forgeron a droit, à cause de sa compétence professionnelle, au titre de « docteur » (ollam) ou même de « druide » (druígoba), le nom du druide étant ici un simple préfixe superlatif.

Cette souplesse de conception, opposée à la raideur des castes indiennes, explique pourquoi, dans les récits épiques, un fils de druide peut être guerrier et, inversement, un fils de guerrier devenir druide. Ce n’est pas la règle : en général la fidélité à la tradition fait qu’un druide est le plus souvent fils de druide et qu’un bon roi est fils de roi. Mais la tradition n’est pas contraignante. C’est l’occasion de rappeler que cette absence de contrainte jointe au respect du travail manuel rend compte des extraordinaires capacités techniques des Celtes, au moins de ceux des périodes de Hallstatt et de La Tène dans le travail du métal et du bois. L’artisan, nous le voyons assez par les objets innombrables provenant des fouilles archéologiques, pouvait aussi être un artiste, à coup sûr honoré et respecté.

2. LA ROYAUTÉ ET LA NOTION D’ÉTAT.

Par ailleurs les Celtes ont eu une vie matérielle des plus simples (comme les Anciens en général avant la Rome impériale), un système économique efficace et robuste et des principes politiques stables. La royauté élective semble avoir été la règle, et là où elle ne l’est plus, comme en Gaule à l’époque de César, c’est que la décadence survient à un rythme rapide car le bon fonctionnement du système politique traditionnel repose sur le parfait équilibre, l’entente du druide et du roi, ce dernier étant extrait de la classe guerrière sous le contrôle des druides. Mais si le roi ne peut se passer du druide, le druide ne peut davantage remplir normalement ses fonctions en dehors de la cour royale. Le vergobretus, à la fois nom de la fonction et du magistrat qui l’occupe, que César nous dépeint en exercice chez les Éduens au premier siècle avant notre ère, n’est, encore et toujours, qu’un substitut de roi. César ne s’y trompe pas en parlant de regia potestas (« puissance royale »), ce qui ne devait guère inciter ses compatriotes à considérer les Gaulois avec une excessive sympathie.

Et alors que le druide jouit de toutes sortes de privilèges (avant tout exemption d’impôt et de service militaire, ce qui ne lui interdit pas de combattre s’il en a l’envie ou le besoin), alors que son autorité et son prestige sont sans bornes, le souverain celtique est soumis à de très nombreux interdits, les geasa irlandaises : ne pas quitter le territoire, ne pas parler avant son druide, ne pas passer plus de huit nuits loin de sa résidence sont des exemples des interdits magico-religieux auxquels il est soumis. La société le considère beaucoup plus comme un équilibrateur ou un distributeur de richesses que comme un détenteur de pouvoirs civils et militaires. C’est vers lui que montent les impôts et les tributs des vassaux et des peuples soumis ou alliés, et c’est de lui que viennent les dons, les largesses, les générosités.

L’archétype du souverain celtique est celui à qui une bonne administration et une chance matérielle remarquable permettent de donner sans compter, sans avarice ni refus. Sous le règne d’un bon roi l’abondance est universelle : la terre est fertile, les animaux sont féconds, la justice est facile et bénigne, la victoire militaire constante. Le mauvais roi est celui qui accable ses sujets d’impôts et de taxes sans rien leur offrir en contrepartie : sous son règne la terre est stérile, les animaux refusent de procréer, la justice est inique et tracassière, la défaite militaire inéluctable. En général le mauvais roi, le roi usé par le pouvoir finit mal, au moins dans les récits, de la triple mort sacrificielle : assassiné par ses ennemis, noyé dans une cuve de bière ou d’hydromel, brûlé vif dans l’incendie de son palais après la prédiction ou la satire d’un druide. Pour avoir mal reçu un file ou « poète », autrement dit un druide, le roi « intérimaire » Bres, selon le récit du Cath Maighe Tuireadh ou « Bataille de Mag Tured », se voit réclamer par les chefs des hommes d’Irlande la « restitution de la souveraineté ». Mais, dans la pratique, un roi d’Irlande ne « restitue » jamais la royauté : il la perd avec la vie : sa fin ordinaire est la mort violente de la main de son successeur, plus jeune et plus fort que lui.

C’est ce qui explique pourquoi, dans un système politique stable, les rois irlandais (ou gaulois) ont été fragiles et, hormis exceptions signalées par toutes les annales, très éphémères. On réclamait du souverain de rassembler en lui trop de qualités pour que beaucoup de nobles candidats-rois y parvinssent. En outre la structure de l’état était « verticale », à la mode féodale, tout entière inscrite dans les relations personnelles ou la fidélité, la confiance mutuelle du roi et de ses vassaux. L’administration irlandaise est une superposition et une juxtaposition compliquée de roitelets de cantons (túatha) et de rois de « provinces » (cóiced « cinquième ») sous l’autorité suprême, plus nominale que réelle, du roi de Tara. La royauté suprême, celle du « haut-roi » (ardrí), est une fonction enviée et d’exercice redoutable : elle ne s’impose que par le double effet de la dignité et de la puissance de son détenteur. Car, contrairement aux pharaons égyptiens ou aux rois de quelques traditions sémitiques, le roi celtique n’est pas prêtre : il n’exerce aucune fonction religieuse.

Il y a peu de « cadres » : le roi a des serviteurs, intendants, guerriers, porchers, druides ou devins, poètes, conteurs, etc., ces derniers remplacés par le chapelain à l’époque chrétienne. Mais, pas plus que le roi mérovingien, le roi celtique n’a de fonctionnaires. Ce qu’il donne est chaque fois une récompense, une libéralité créant ou renforçant un lien personnel : ce n’est jamais un traitement ou une solde correspondant, suivant un statut ou une législation définie, à une fonction régulièrement exercée.

À cela s’ajoute une conception toute différente de la notion juridique de l’État telle que la connaît et l’impose le droit romain. La respublica celtique, c’est la fidélité à un homme, à une famille, à un clan, à une cité et non à une notion étatique trop abstraite parce que trop lointaine. Il n’est aucun mot, en aucune langue celtique ancienne, ou même néo-celtique, qui soit susceptible de traduire le latin patria. Il n’y en a non plus aucun pour traduire le latin respublica. Il faut d’ailleurs rappeler, en exergue, pour la compréhension des choses antiques que respublica signifie « État » et non « république ». Il désigne l’État et non la forme de l’État, l’institution politique et non son contenu. Il nous faudrait d’autres mots et d’autres critères pour juger un « patriotisme » gaulois limité au terroir : les Éduens s’alliant à Rome contre les Séquanes n’ont pas conscience de trahir la Gaule et leurs adversaires, qui appellent les Germains d’Arioviste, pas davantage. La notion de « Gaule » opposée aux pays étrangers existe, mais quelle est sa réalité exacte ? Il nous faudrait une littérature aussi abondante que celle de l’Irlande pour répondre à cette question. Tout ce que nous dirons avec certitude, c’est que les noms de peuples sont masculins et que les noms de pays et de fleuves sont féminins en Gaule. C’est déjà une indication qui va dans le sens irlandais (il suffit de penser au nom de la Marne, Matrona, qui est un dérivé théonymique du nom celtique ancien de la « mère », *matir). En Irlande, en effet, le nom du pays, Eriu, s’applique à une élégante et parfaite allégorie de la Souveraineté. Mais il y a toujours un compétiteur possible. C’est le plus jeune et le plus vigoureux, le plus entreprenant qui l’emporte.

Le morcellement territorial est une conséquence de la conception celtique de la société. À l’époque où nous les entrevoyons dans les débuts de l’histoire, les Celtes ont déjà fait passer sur le plan mythique la notion d’un royaume unitaire et Ambigatus, toutes proportions gardées, est aux Gaulois ce que, bien après, Arthur sera aux Bretons. Ne parlons surtout pas d’« empire » au sens romain ou moderne du mot. Rien n’est plus étranger à la mentalité celtique, sauf par emprunt tardif. C’est parce que les Bretons insulaires du Ve siècle ont été, face aux Anglo-Saxons, les meilleurs et les derniers défenseurs de la Romania, que le roi Arthur est dit parfois « empereur ».

La véritable cellule sociale est la fine irlandaise, la famille au sens le plus large des ascendants et des descendants, directs et collatéraux, le clan écossais qui groupe parfois plusieurs milliers de personnes. Au-delà de cette cellule indestructible ne sont plus reconnus que des liens personnels de dépendance, de vassalité ou d’allégeance à un puissant personnage.

Aucun droit public ne règle les relations d’État à État, d’État à individu. Il y a certes des lois, une jurisprudence, subtiles, des codes précis qui sont ce que l’on appellerait maintenant un « droit coutumier ». Mais la conception celtique de l’État élargit démesurément le droit privé et a pour corollaire la quasi-inexistence de tout droit public. Que ce soit au civil ou au criminel, c’est l’individu lésé ou sa famille, ou son représentant, qui exerce le recours et applique (avec l’aide d’un juriste pour éviter les erreurs de procédure qui annuleraient toute l’action), après un jugement si le cas est épineux, la sanction prévue par la loi ou la jurisprudence.

Loin d’être les rêveurs impénitents et mélancoliques que les Romantiques ont imaginés, les Celtes de l’antiquité et du moyen-âge se sont plu à la chicane et à la procédure, à la discussion serrée et à l’argutie subtile : l’un des monuments les plus importants de la littérature irlandaise médiévale est le Senchus Mór (« Grande Antiquité »), recueil de lois dont beaucoup ont été appliquées, malgré l’occupation anglaise, jusqu’au XVIIIe siècle. Il n’est pratiquement aucun texte irlandais médiéval, aucun récit mythologique ou épique qui n’ait une implication ou une incidence juridique.

En cas de meurtre ou d’injure, de préjudice matériel ou moral, la loi se borne à fixer le prix de composition (enechlann « prix du visage » ou « de l’honneur ») que le meurtrier ou le coupable devra payer à la victime ou à sa famille en fonction de son âge, de son sexe, de son rang social s’il veut éviter le recours à la vendetta ou à la guerre privée.

Autant dire que le système entretient, de génération en génération, des haines inexpiables tout autant que des fidélités résistant à toute épreuve par-delà le bien et le mal. Malheur aussi à celui qui n’a pas une nombreuse famille, une riche postérité : des garçons forts et courageux pour protéger sa vieillesse, de jolies filles qui, achetées très cher par leurs prétendants, procureront de nouvelles ressources et de nouvelles alliances. Aussi bien en Irlande que dans la Gaule du Ier siècle avant notre ère l’isolé, le pauvre, le faible tombe sous la coupe d’un puissant qui, en échange de la liberté, lui assurera la sécurité. Les factiones dont parle César sont l’expression sociale et politique gauloise la plus visible de ce système ; en Irlande, ce sont les guerres entre clans, entre rois de cantons ou de provinces. Mais la guerre est un état endémique qui, en Irlande, à ce qu’il semble, n’a rien de désastreux pour la démographie.

La guerre même est vue comme une affaire individuelle et le combat singulier en est la raison d’être. Dans le récit de la Tain Bó Cúalnge ou « Razzia des Vaches de Cooley » le héros Cûchulainn arrête à lui seul l’armée des quatre provinces d’Irlande coalisées contre l’Ulster : il a conclu avec la reine Medb une convention aux termes de laquelle on dépêchera chaque jour, au petit matin, un guerrier pour le combattre. Il tue invariablement son adversaire mais il cesse de massacrer les Irlandais à coups de pierres de fronde pendant la nuit.

L’habitat suit des tendances identiques : le monde celtique ignore les ensembles urbains à la mode grecque et romaine. Il n’y a aucun mot, en aucune langue celtique, même contemporaine, pour traduire le latin urbs, même par approximation : l’irlandais baile ne signifie que « village » et le breton kêr (du latin castra) n’a jamais voulu dire autre chose que « hameau ». La base de l’habitat est, en Irlande, le dún (gaulois dunum) ou le ráth (gaulois ratis), la demeure du chef, maison de bois ou palais rustique autour duquel s’élèvent les huttes de torchis et de chaume des artisans et des serviteurs. La sécurité est assurée par un fossé ou une circonvallation et, le plus souvent, une palissade de bois. Sur le continent, où les influences grecques se sont faites sentir, la base de l’habitat est l’oppidum, enceinte parfois très vaste (plusieurs centaines d’hectares) dans laquelle toutes les populations des environs viennent chercher refuge en cas de danger. Il existe en Gaule quelques villes comme Bibracte ou Avaricum, beaucoup de modestes bourgades, des forteresses, mais pas de constructions en pierre, hormis de rares exceptions méridionales, signalées par l’archéologie.

Les matériaux essentiels de la civilisation celtique, nous l’avons déjà vu, sont le bois et le métal. L’usage de la pierre ne se généralisera qu’à la période gallo-romaine. Et encore les sculptures indigènes sur pierre témoigneront-elles toujours de l’énorme distance qui sépare l’art celtique du naturalisme classique. Les Celtes ont été aussi d’excellents artisans des textiles (laine, lin et chanvre) et du cuir. Du reste en Irlande quiconque pratique un art, manuel ou intellectuel, est un « dieu » et les artisans ont une place dans le panthéon, ce que César a omis de dire. Il n’y a pas d’autre explication à l’extraordinaire abondance d’objets métalliques retrouvés dans les sites archéologiques de Hallstatt et de La Tène ou à travers toute l’Europe. Quand ces objets sont en or, ce sont toujours des merveilles de technique et de goût. On peut s’étonner à ce propos que le nom de l’argent (*arganto-), soit indigène dans toutes les langues celtiques et attesté par d’importants toponymes gaulois cependant que le nom de l’or est, dans les langues néo-celtiques un emprunt au latin aurum. Cela est-il dû à l’absence de grande industrie ou de grand négoce ? On ne saurait le dire. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que la « technique » est, chez les Celtes, individuelle ou familiale et non collective, artisanale et non industrielle, tout en étant certainement très perfectionnée.

Qu’il y ait eu un décalage entre les conceptions religieuses, l’organisation idéale de l’humanité et les réalités sociales, cela n’est nullement improbable : bien avant la décadence de l’Irlande, et même avant celle de la Gaule, quelque dix siècles plus tôt, les Celtes étaient devenus sédentaires, agriculteurs et surtout éleveurs. Ils évaluaient la richesse en bétail ou en femmes esclaves (ce qui est cependant déjà en Irlande préchrétienne plus une unité de compte théorique qu’une réalité concrète). Là où leur archaïsme subsiste, c’est dans l’organisation financière. Il a existé des systèmes d’évaluation par lingots d’or ou de cuivre mais l’Irlande, qui a quelques trésors de monnaies romaines, n’en a frappé aucune antérieurement aux rois Scandinaves de Dublin, au Xe siècle. Les premières émissions gauloises, douze ou treize siècles plus tôt (cela donne une idée de l’archaïsme insulaire) sont des imitations de monnaies grecques (le statère de Philippe de Macédoine) à partir desquelles il peut être très imprudent d’étudier le symbolisme religieux des images ou des légendes monétaires, ne serait-ce que parce que nous ignorons le rapport éventuel qui pourrait exister entre la religion, l’autorité monétaire (qui exerce là un pouvoir régalien) et l’image proprement dite. Le symbolisme ne se mesure pas au hasard d’interprétations personnelles.

Cela n’a pas empêché les rois et les nobles d’aimer les bijoux d’or, les pierres précieuses ou les émaux, les armes richement ornées, les pommeaux d’ivoire finement travaillés, les broches délicates, les tissus bariolés et brodés d’or et d’argent. L’or surtout fait partie de toutes les sépultures royales. Les Celtes ont aimé au-delà de toute mesure le faste et la joie des festins qui duraient plusieurs jours ou plusieurs semaines. Mais quand un roi d’Irlande, prodigue de ses trésors, reçoit l’un de ses pairs, on étend des roseaux frais sur le sol et, pour boire du vin, de la bière ou de l’hydromel dans des coupes ou dans des cornes d’or rehaussées de gemmes, on s’assied parfois sur des bottes de paille. Aucun chef celte n’a eu les moyens matériels ou militaires, ni surtout l’ambition de fonder un grand État. Les grands souverains modèles, Ambigatus en Gaule, Conn Cetchathach en Irlande, sont mythiques et non historiques.

3. LE RÔLE DE LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ.

On a écrit assez d’incongruités sur ce sujet pour qu’il s’avère indispensable de mettre les choses au point : traiter de la femme dans la société celtique, c’est en effet aborder un faux problème parce que la femme, en tant qu’être humain physiologiquement différent de l’homme, ne pose précisément aucun problème, ni politique ni social ni juridique, dans aucune société indo-européenne, le gouvernement des choses domestiques n’étant évidemment pas en question.

Rappelons que la monogamie est, pour tous les Indo-Européens, une règle juridique ne souffrant aucune exception (cf. la fille épiclère en Grèce !). Le concubinage est une simple tolérance qui ne met jamais en cause le patrimoine, et les neuf ou dix degrés de mariage que connaissent et que réglementent les lois irlandaise et indienne sont, non pas une affaire de sentiments entre deux personnes, mais un contrat qui engage et lie deux familles. L’Irlande préchrétienne n’a d’ailleurs d’autre mot que caratrad « amitié » pour désigner à la fois le « contrat » et le « mariage ». Le mot irlandais actuel, pósadh, est un emprunt chrétien au latin sponsus et celui qui, dans les récits, désigne l’amour en tant que sentiment ou attirance que deux êtres ressentent l’un pour l’autre, est un nom de maladie : serg « langueur » ou « neurasthénie ».

Nous n’avons pas l’équivalent irlandais de la confarreatio romaine, le mariage du flamen qui multiplie les précautions et les exigences quant à la pureté de la jeune fille, ou du mariage du brahmane (quand bien même il serait le dixième, lui seul est l’époux !) qui, comme le druide, purifie tout ce qu’il touche. Mais la dignité reconnue à la femme éclate dans le mariage royal des souverains mythiques du Connaught, Ailill et Medb. La seule querelle que l’on connaisse entre les deux époux est, au début de la Tain Bó Cúalnge ou « Razzia des Vaches de Cooley », la « dispute sur l’oreiller », lorsqu’il s’agit de savoir lequel des deux est le plus digne et le plus riche. C’est la reine naturellement, et cela se termine très mal pour toute l’Irlande par la faute d’un taureau qui ne se plaisait pas, par orgueil de mâle, sur bien de femme et était allé rejoindre les taureaux du roi.

Loin d’être confinée dans le gynécée ou tenue en servitude comme dans certaines sociétés polygames, la femme irlandaise, bretonne ou gauloise, possède un statut bien défini, lequel est strictement le même que celui de l’homme : elle peut tester, hériter, jouir de ses biens, exercer une profession, avoir sa propre domesticité. Elle a même accès au sacerdoce pour y exercer l’art de la prophétie. En contrepartie ou en conséquence de ces libertés, en Irlande, jusqu’au VIIe siècle, la femme propriétaire de biens fonciers est astreinte au service militaire. La polyandrie notée par César à propos des femmes bretonnes a toutes les chances d’être un fait mythique passé mal à propos dans l’histoire (cf. les aventures de l’Indienne Draupadi et des cinq Pandavas dans le Mahabharata) à moins qu’il ne s’agisse d’une donnée sociologique incomprise.

Les thèmes mythiques les plus féconds de l’Irlande préchrétienne – ce n’est pas un hasard ou un choix de transcripteur – sont ceux qui, en quelque sorte, exaltent la féminité :

 

– l’allégorie ou la personnification de l’Irlande sous les traits d’une jeune femme à la parfaite beauté physique, qui est aussi l’image et la représentation de la Souveraineté, celle que le roi prend, mais qui le choisit et qui, comme la reine Medb (« ivresse [du pouvoir] »), n’est jamais sans un homme dans l’ombre d’un autre.

 

– la belle messagère de l’Autre Monde qui vient chercher un heureux mortel qu’elle emmène dans une barque de cristal et à qui elle donne, avec son amour, la félicité éternelle.

 

Il ne manque pas non plus, chez les auteurs grecs et latins, de récits ou d’anecdotes décrivant ou montrant en exemple la fidélité, le dévouement, l’intelligence en même temps que la beauté des femmes gauloises. César lui-même, qui n’était pas un tendre, a fait état, sans mépris, du dévouement religieux des femmes d’Avaricum et de Bratuspantium qui, la poitrine nue et suppliantes, ont essayé de faire en sorte que leur cité soit épargnée par la soldatesque romaine. Vérités historiques ou mythes historicisés, peu importe : ce sont les Celtes qui ont légué à l’Europe médiévale, par le biais de la légende arthurienne (Tristan et Yseult), le thème – qu’on a pu imiter mais non pas dépasser – de l’amour absolu et du destin librement choisi et assumé. Mais l’absolu des sentiments humains n’atteint sa perfection que dans la mort et c’est le prix que paient les amants. C’est encore le récit des amours tumultueuses de Deirdre et de Noisé : plutôt que de devenir la concubine du roi d’Ulster, Deirdre se choisit un époux, qu’elle contraint à l’enlever et, son mari ayant été tué par traîtrise, elle préfère se fracasser la tête contre un rocher et ne pas lui survivre. La Gaule a connu des légendes ou des histoires comparables de fidélité conjugale exemplaire, celle d’Éponine par exemple. La « femme-truie », la « déesse-jument », toutes les laideurs ou les dépravations issues de la poubelle du subconscient et dignes des monstres de Jérôme Bosch, tout cela est absent de nos sources celtiques dans lesquelles toute laideur physique ou morale est une calamité que l’on fuit. La légende irlandaise contient parfois quelques détails d’une verdeur toute médiévale et d’une franchise très naturelle, mais l’honneur est toujours sauf. La meretrix exerce en Irlande un métier reconnu par la loi mais il n’y a pas d’erotica celtiques insulaires et il ne semble pas y en avoir eu en Gaule avant l’époque romaine. Les amours hors mariage de Vercingétorix et d’une jeune et belle druidesse sont le thème obsessionnel de quelques fictions mal romancées.